Vieux situationniste, soixante et quelques balais, perfecto sur pantalon informe, chapeau mou et lunettes noires, Eric M. cultive l’échange, les tirs croisés, les rencontres improbables et soudaines, à Paris, à Cherbourg, Angers, Prague ou Porto. Une vie amoureuse chaotique depuis qu’il a perdu sa femme aimée, un soir au bas de l’escalier de leur maison. Il a beaucoup travaillé, il est riche et retraité, assagi peut-être, maintenant qu’il embrasse les jours et les nuits de la fille unique d’un militaire, haut gradé certainement. Dans une artothèque de province, je l’ai vu pisser sur une oeuvre, puisque l’oeuvre lui donnait envie de pisser ; le soir du vernissage, bien entendu. Je l’ai vu désespéré de ses deux filles, ses enfants ; je l’ai vu planter sa vieille Saab, noire comme son blouson tout cuir, dans un pylône de tramway, au sortir d’une soirée avec Bohringer, je l’ai vu s’extasier devant le texte manuscrit qu’Yves Bonnefoy lui avait offert, l’ai vu rire avec Marcel Hanoun, picoler avec Vaneigem et pleurer sur la comédie des hommes ; je l’ai entendu chanter, rauque et profond, très grave, insupportable ; je l’ai vu, son yi king à la main, aller vers Charlotte Rampling et l’appeler Charlotte Gainsbourg ; elle lui donnera un poème de sa main, il aime les écritures. Il m’a acheté des photographies, tirées sur beau papier, quand je n’avais plus un sou. Nous nous sommes battus parfois, comme des mômes de douze ans. Nous avons fait des livres ensemble. Nous nous sommes aimés, incompatibles et frères.