Au ras de l’eau, à vingt mètres du quai, distance réglementaire, à vingt mètres du dernier bar du bout du port, un cormoran esseulé, sombre élégance, têtu, file droit vers les écluses. Une femme en noir s’assied, bébé dans les bras. Dans soixante ans il aura soixante ans. Il ne se souviendra pas de ce moment, de l’instant, le soleil chaud de juillet, le doux balancement du corps maternel, un moineau pour quelques miettes, les dalles en terrasse et le chat sur le qui-vive, il ne se souviendra pas des amants de sa mère, sourires appuyés, café et alcools forts échangés, magie du désir infidèle, aucun souvenir de cette heure qui s’en va, il est calé dans les bras aimés, innocent et moche. Le soleil est au couchant, le bar se remplit. Une jeune homo passe, belle intouchable, je la connais; chanteuse rock, je l'ai photographiée. Un ange meurt, je l’imagine, je le vois, je l’achève. Une femme en blanc, très rouge à lèvres, s’installe à ma droite, peut-être pourrai-je, en contre-jour, deviner la forme de ses seins sous sa robe légère. Non, elle part, elle ne reste pas, elle s’échappe…
Dire les silences. Pleurer les silences, les gens, les bars. Buvons. De guerre lasse, buvons. Et qu’il pleuve.
Dire les silences. Pleurer les silences, les gens, les bars. Buvons. De guerre lasse, buvons. Et qu’il pleuve.
© Tristan Jeanne-Valès - Normandie. 1994